AUBA Jean - 1937 l

AUBA (Jean), né le 22 mars 1917 à Barbaste (Lot-et-Garonne), décédé le 12 avril 2016 à Saint-Rémy-lès-Chevreuse (Yvelines). – Promotion de 1937 l.


Jean Auba fut un homme de terroir, occitan bien enraciné dans sa terre natale, de laquelle il tirait son don de commu- nication ouverte et généreuse . Il resta toute sa vie passionné de Sud-Ouest, Lot-et-Garonne et Gironde, plus précisé- ment de Médoc . Le bourg viticole de Barbaste fut son lieu de naissance en 1917, en pleine guerre mondiale, au vrai tournant du siècle . Il s’attacha plus que tout au « domaine enchanté » de Fargues-sur-Ourbise, résidence gasconne de ses grands-parents où il passait ses vacances, ainsi qu’à Valeyrac autre village de vignerons où se déroulèrent ses études primaires sous la houlette de son père, sous-lieutenant dans le service de santé pendant la Grande Guerre, instituteur, puis directeur d’école, dans la petite ville atlantique de Soulac . Ce fut pour Jean Auba le temps déjà de la familiarité avec les beaux textes, des centaines de vers engrangés dans une mémoire prodigieuse . Interne au lycée Montaigne de Bordeaux où il passa neuf ans, Jean Auba se révéla brillant élève, recevant tous les prix . Il choisit la khâgne de ce même lycée d’où il intégra l’ENS en 1937, ainsi qu’André Mandouze, tous deux suivis en 1938 par Robert Escarpit et Paul Burguière . Ainsi ont-ils illustré tous les quatre cette khâgne fondée trente ans auparavant, en 1908 . Plus tard, en 1941, Jean Auba commença sa carrière de professeur à Arcachon, au lycée climatique exception- nellement mixte de cette ville, lycée annexe de celui de Bordeaux . Là il rencontra en juillet 1943 Jacqueline Bermond qu’il épousa neuf mois plus tard en avril 1944 . Et toute sa vie il resta fidèle à Hossegor, riche en souvenirs littéraires, y passant régulière- ment ses vacances de père de famille, de pédagogue, d’homme de Lettres et de sportif, en homme complet qu’il était .

Nous saluons naturellement en Jean Auba l’homme de savoir, le normalien, agrégé de lettres classiques en décembre 1941 . Avoir vingt ans à l’ENS en 1937 – l’École de Célestin Bouglé (1890 l), Jean Baillou (1924 l) et Georges Bruhat (1906 s) –, c’était appartenir en toute liberté à une génération intellectuelle dont le savoir était encyclopédique, sans cesse alimenté par les ressources de la bibliothèque (notamment le Centre de documentation sociale que dirigeait Raymond Aron) et les loisirs formateurs : la fréquentation du Collège de France, des théâtres, des ciné- mas, de l’Opéra et autres salles de concert, où plusieurs d’entre nous ont ensuite souvent rencontré Jean Auba, tout au long de sa vie . C’était être humaniste intégral, la culture se mariant à la solidarité . L’inspecteur général Pierre Garrigue (1945 l) a naguère bien décrit cette sociabilité normalienne dont les souplesses et les accom- modements corrigeaient la vigueur des engagements politico-religieux . Cette ENS des années trente était une citadelle de l’amitié . En témoignent d’ailleurs les nombreuses notices biographiques réclamées à Jean Auba pour l’Association des anciens élèves et rédigées par lui à la demande des familles de tant de normaliens disparus .

Avoir vingt ans à l’ENS à la fin des années trente, c’était aussi vivre une avant- guerre et ses menaces . On sentait venir la catastrophe sans y croire . Jean Auba fut un homme de combat qui résista, un donneur de liberté joyeuse, en dépit de l’englue- ment dans l’étrange défaite. On le décora de la croix de guerre pour son action dans la campagne du Médoc, tandis que se réduisait péniblement en face la poche de Royan . Dans son ouvrage Les Va-Nu-Pieds Robert Escarpit a raconté cette page d’histoire, Jean Auba y figurant sous le nom de Dussaut . Ce fut la libération d’Arcachon puis l’entrée dans Bordeaux . Et, après huit mois de progrès lents, fin avril 1945, l’assaut fut donné à la pointe de Grave, qu’il connaissait par cœur depuis l’enfance . Malgré les balles, les dernières cartouches tirées par les Allemands, « nous étions heureux – disait- il – car nous allions délivrer les amis » . Cependant Jean Auba, peu doué de son propre aveu pour l’art militaire, n’était pas de mentalité guerrière, ce qui ne l’empêcha pas de présider l’Université combattante et de contribuer ainsi à faire connaître très tôt les écrivains de la Résistance .

Il convient d’évoquer l’homme cosmopolite, qui écrivait en 1994 : « les normaliens ont le sens et le goût de l’universel. Pour eux, point de mur, ni même de barrière entre la France et l’étranger » . Car « J’ai en moi de grands départs inassouvis », aimait-il à citer . Brusquement son horizon s’était élargi, naguère de la province à Paris, désormais de la France à l’Europe . Grâce à Jean Baillou directeur adjoint de l’ENS, des norma- liens obtenaient des postes d’attachés culturels . Pour Jean Auba ce fut le Danemark, pendant cinq ans et demi, de 1945 à 1951, où il créa en 1947 l’Institut français de Copenhague, qu’il fut amené à visiter à nouveau avec bonheur cinquante-cinq ans plus tard en 2002 . Puis Londres pendant trois ans et demi, de 1951 à 1954, en tant qu’attaché culturel, le temps d’assister au couronnement de la Reine et de rencontrer Winston Churchill, avec pour lourde tâche de favoriser l’action de l’Institut français de Londres, de l’Institut français d’Édimbourg, de la Maison française d’Oxford et du lycée français de Londres qu’il contribua à transformer de façon radicale . Après ces deux postes à l’étranger, et même s’il désirait rentrer pour donner une base d’éduca- tion française à ses enfants, il continua de parcourir le monde, sentant comme le dit René Char « s’élancer en son corps l’électricité du voyage » . Toute sa vie fut un plaidoyer pour l’ouverture aux nations fraternelles .

Il nous faut enfin et surtout retracer la carrière (quoique non planifiée mais fruit d’heureuses rencontres) du grand commis de l’État, du haut fonctionnaire et péda- gogue expérimentateur, inspecteur d’académie en poste à Foix, puis de passage à Grenoble, conseiller technique au Ministère puis deux fois directeur de cabinet du ministre de l’Éducation nationale Louis Joxe, exerçant entre temps les mêmes fonc- tions sous les ministres Guillaumat, Lucien Paye et Pierre Sudreau, directeur de la Coopération au Ministère sous Christian Fouchet pendant trois ans, nommé inspec- teur général de l’Éducation nationale en 1963, finalement appelé à la direction du Centre international d’études pédagogiques (CIEP) à Sèvres pendant dix-sept ans, de 1966 à 1983 . Aidé par ses directeurs adjoints Jacques Quignard (père de l’écrivain Pascal Quignard) et Aimé Janicot, Jean Auba sut ouvrir cet établissement au monde entier, le transformant en foyer actif d’innovation pédagogique, en maison interna- tionale d’éducation comparée .

« Le CIEP de Jean Auba s’est fait comme un poème » suggère Pierre Alexandre, son troisième directeur adjoint, proche collaborateur, philosophe et grand ami . Ce fut un institut laborieux, administré mais débordant de vie. Sans imposer, Jean Auba le dirigea avec une fermeté douce, pratiquant son art de persuader, d’entraîner les équipes, de gérer l’imprévu, toujours accepté, parfois recherché, cette action procédant sans doute d’une philosophie originale de la formation des adultes, d’un modèle de « vivre ensemble différents », promesse peut-être d’une cité plus parfaite. Dans le sillage de Gustave Monod (directeur de l’Enseignement secondaire sous le ministre René Capitant), de Louis Cros (inspecteur général, ancien membre du cabinet de Jean Zay) et de Marcel Abraham (inspecteur d’académie, ancien directeur du cabinet de Jean Zay), Jean Auba déploya son goût des expériences pédagogiques (classes nouvelles, lycées-pilotes, enseignement des disciplines artistiques, travail autonome) et des comparaisons inter- nationales, favorisant en tout cas les rencontres et les associations . Lui-même releva, dans un article rédigé en 2002, ces moments inoubliables de rencontres franco- québécoises, franco-vietnamiennes, franco-libyennes et franco-libanaises . Que ces derniers stagiaires fussent chrétiens ou musulmans, eux tragiquement séparés dans leur pays, Sèvres les réunissait . « S’il est en effet des lieux qui donnent ou confortent la foi en l’homme, écrit Jean Auba, Sèvres est l’un d’eux. Je l’ai quitté en 1983. Il reste présent en moi. »

Le CIEP devint le siège des secrétariats d’associations internationales que Jean Auba avait contribué à fonder et un temps présidées, par exemple la Fédération internationale des professeurs de français ou l’Association francophone d’éducation comparée (AFEC) . Il intervint à maintes reprises pour la défense de la franco- phonie, comme en témoigne son discours sur Le français dans le monde contemporain, prononcé en 1998 devant l’Académie des sciences morales et politiques dont il avait été élu correspondant . Dans le cadre de l’Association des membres de l’Ordre des palmes académiques (AMOPA), dont il fut l’un des vice-présidents, aux côtés de son confrère et grand ami le président Jacques Treffel (1922-2008), Jean Auba multiplia les conférences sur des sujets extrêmement variés, d’écrivains oubliés aux livres pour la jeunesse les plus récents, tout en dirigeant la section amopalienne des Yvelines . Plus admirables peut-être que ses conférences, quand il présidait ou coprésidait une assem- blée, étaient l’à-propos de ses interventions improvisées, leur clarté, sa pénétration des êtres et des situations, son esprit de synthèse, suggérant involontairement l’ampleur de son érudition et la finesse de son interprétation .

Martine Safra, inspectrice générale de l’Éducation nationale, qui succède à Jean Auba à la tête du CUIP (Comité universitaire d’information pédagogique), souligne combien Jean Auba a engagé ou bien accompagné tant d’étapes de la démocra- tisation de l’enseignement . Au-delà du grand éducateur, dit-elle, c’est la personnalité si attachante, jusqu’au bout si lumineuse de Jean Auba et de son épouse (profes- seur d’anglais puis inspectrice IPR/IA), leur qualité d’accueil, leur générosité et leur humour qui nous manquent tant . En lisant les Mémoires de J . Auba, on tombe irré- sistiblement en tout cas sous le charme de cette longue vie heureuse, à presque tous égards et malgré les deuils . Jean Auba aimait la musique (surtout Mozart) et médi- tait Les Essais de Montaigne . Homme de contacts, il détestait la solitude . Jusqu’au bout, son dévouement aux siens fut sans limites, allant du cercle le plus rapproché (son épouse indispensable, à ses côtés pendant soixante-huit ans, ses six enfants dont cinq professeurs, tous cosmopolites, ses quinze petits-enfants également citoyens du monde, son arrière-petit-fils) aux cercles plus lointains de ses nombreux camarades et illustres amis . Très épris de liberté, inlassablement disponible, négociateur hors de pair et décideur, il voua son existence à l’Éducation, à l’innovation pédagogique, à l’ouverture au monde . Pour conclure sur la personnalité de cet homme conciliant, qui savait si remarquablement mettre d’accord, relevons l’enthousiasme, l’allégresse communicative, une combinaison rare d’intelligence et de sensibilité, la curiosité pour tant d’êtres et de choses, une jeunesse d’esprit préservée . Dans les Mélanges qui lui furent offerts, ses collaborateurs du CIEP empruntèrent à Paul Valéry l’expres- sion de rigueur imaginative . Jean Auba avait l’habitude de citer de beaux textes, ce qu’aimait à entendre Jacqueline Auba son épouse, et ce qui donnait quotidiennement à leur vie de couple des perspectives de poésie . On pourrait en leur mémoire retenir ce passage de Baudelaire : « ...Ô Mort ! Appareillons ! /Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre, /Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons ! /...Nous voulons,... / Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? /Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »

Marie-Christine CAVIGNEAUX (1966 L)