BOUTET DE MONVEL Louis - 1960 s
BOUTET DE MONVEL (Louis), né le 22 juin 1941 à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), décédé le 25 décembre 2014 à Paris. – Promotion de 1960 s.
Louis, aîné de sa fratrie, avait deux sœurs Claire et Laure et un frère Olivier . Son père André, professeur agrégé de lettres classiques, était issu d’une famille d’intellectuels et d’artistes comptant nombre d’acteurs, d’illustrateurs et de peintres célèbres . Il sera plus tard directeur de l’ensei- gnement artistique au ministère de la Culture sous André Malraux . Sa mère Renée, née Verron, était médecin gynécologue . Elle créera en 1962 le premier centre médical du planning familial en France .
En mai 1944, la famille habite Reims et Louis a trois ans . Les bombardements incessants sur la ville le terrifient . Sa mère décide de le mettre à l’abri avec sa jeune sœur Claire . Elle les emmène d’abord à Paris, avant de rejoindre une propriété fami- liale à Combleux près d’Orléans . Ils ne reviennent à Reims qu’une fois la ville libérée en octobre . Olivier naît en décembre 1944 .
Après la guerre, la famille déménage à Londres . Le père de Louis y enseigne au sélect Lycée français . Louis y est inscrit à partir de 1949 et y découvre le plaisir d’études exigeantes . Les enfants sont rapidement bilingues . Louis conservera toute sa vie un grand plaisir pour la lecture d’ouvrages en anglais, romans, ouvrages de science-fiction, mais aussi poésie . Sa dernière petite sœur, Laure, naît en 1950 . Louis s’attelle alors qu’elle n’a qu’un an à la tâche de lui apprendre le français et c’est ainsi que son premier mot sera « protozoaire » . De cette période, la fratrie garde de Louis le souvenir d’un enfant studieux et rapide à faire ses devoirs, mais adorant aussi tous les jeux, espiègle, taquin et imaginatif quant aux farces à faire aux voisins .
La famille revient en France en 1955 et s’installe dans une grande maison à Meudon . Louis poursuit ses études un an au lycée de Sèvres, puis au lycée Louis- le-Grand à Paris, où il obtient le baccalauréat en 1958 . Il développe une véritable passion pour le piano, avec comme professeur une cousine par alliance, surnommée Coco de Molière . En sus du répertoire classique (Bach, Mozart, Liszt, Chopin), elle l’initie aux compositeurs du xxe siècle (Fauré, Debussy, Ravel, Poulenc, Milhaud) . Louis connaît tout son répertoire par cœur et passe souvent plusieurs heures par jour au piano . Il joue en particulier le soir dans la chambre de sa petite sœur Laure lorsque celle-ci s’endort . Les morceaux qui l’ont ainsi bercée et imprégnée quotidiennement ont selon elle eu une influence sur ses goûts et son choix ultérieur de mener une carrière musicale .
Après deux années de classes préparatoires au lycée Louis-le-Grand, Louis intègre en 1960 l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en mathématiques . Il s’intéresse aussi à la physique, mais les cours qu’il suit à la Sorbonne dans cette matière sont loin de satisfaire ses attentes . Les mathématiques, par contre, sont pour lui un plaisir jubilatoire .
Louis était sportif : il aimait les courses à vélo, l’escalade, les randonnées en montagne, le ski et excellait en athlétisme, tout particulièrement dans le sprint . Il noue pendant ses années d’école des amitiés fortes avec des camarades de promotion (Claude Bardos, Daniel Lazard, Jean-Jacques Risler, Jean-Jacques Sansuc, Georges Zeller-Meier), ou de promotions voisines (Jean-Michel Bony, Charles Goulaouic) avec lesquels il partage vacances, excursions, plaisirs musicaux, culinaires et scientifiques . Il conservera avec eux des relations amicales et professionnelles tout au long de sa vie .
Le département de mathématiques de l’ENS était à l’époque dirigé par Henri Cartan (1923 s) . Le séminaire Cartan-Schwartz de l’année scolaire 1963-64, consacré au théorème d’Atiyah-Singer sur l’indice des opérateurs différentiels elliptiques, aura une influence décisive sur les intérêts futurs de Louis . Il y donne deux exposés remar- quables : dans l’un, il démontre que la notion d’opérateur de Calderon-Zygmund est invariante par difféomorphisme, ce qui permet de les définir sur une variété ; dans l’autre, il déduit par un argument élémentaire et astucieux la formule d’Atiyah-Singer pour les variétés de dimension impaire du cas déjà connu de celles de dimension paire . On ne peut qu’être impressionné par sa maturité à 22 ans et par la puissance, l’élégance et la concision de son style, qui sont et resteront sa marque de fabrique .
Inspiré par un exposé de Michael Atiyah donné après la fin du séminaire et par les travaux de Lars Hörmander, Louis entame dans sa dernière année à l’ENS, sous la houlette de Laurent Schwartz (1934 s), des recherches qui déboucheront plus tard sur sa thèse . À sa sortie de l’École en 1964, il opte pour un poste d’assistant à l’uni- versité de Paris plutôt que pour un poste au CNRS, considérant la recherche comme indissociable de l’enseignement .
En 1965, il épouse Brigitte Duhamel, avec laquelle il aura deux enfants : Claire en 1967, qui deviendra journaliste, et Jacques en 1969, qui deviendra physicien . En 1967, il effectue dans le cadre de la coopération scientifique un service militaire de deux ans comme chargé de cours à l’université d’Alger . Il gardera un excellent souvenir de ce séjour, marqué par la visite de nombreux collègues et fructueux scientifiquement .
Lors de son retour en France en 1969, il soutient sa thèse . Il y développe la théo- rie des opérateurs pseudo-différentiels analytiques sur les variétés à bord, leur calcul symbolique, et étudie les problèmes aux limites elliptiques dans lesquels ils inter- viennent . Ces travaux lui valent une reconnaissance immédiate . Il est nommé maître de conférences (de nos jours professeur de deuxième classe) à l’université de Nice et en devient le directeur du département de mathématiques l’année suivante . Il est invité comme conférencier au congrès international des mathématiciens de Nice en 1970 .
Il revient à Paris en 1971, sur un poste de maître de conférences à l’université de Paris-VII nouvellement créée . Promu professeur l’année suivante, il est chargé du cours Peccot au Collège de France . En 1973, il se voit confier la direction du dépar- tement de mathématiques, tâche lourde et ingrate pour un jeune chercheur en pleine activité . Il repart en 1975 pour un poste de professeur à l’Institut Fourier à Grenoble, où il rejoint Jean-Louis Koszul (1940 s) et Bernard Malgrange (1947 s) .
Lors d’un voyage à Princeton en 1977, il rencontre la mathématicienne Anne- Marie Berthier, qu’il épousera et avec laquelle il partagera le reste de sa vie, dont il élèvera la fille Tiphaine et avec laquelle il aura en 1982 une seconde fille, Violaine, qui deviendra critique d’art .
Sollicité en 1978 pour prendre la direction du centre de mathématiques de l’ENS, il accepte . Il y anime avec ses collègues et amis Adrien Douady (1954 s) et Jean-Louis Verdier (1955 s) un séminaire « Mathématiques et physique » . Invité comme conférencier au congrès international des mathématiciens de Varsovie, reporté à 1983 en raison de l’état de siège, il renonce à s’y rendre en raison des événements .
Après deux mandats de quatre ans, Louis quitte en 1986 la direction du centre de mathématiques de l’ENS et reprend le poste de professeur à l’université de Paris-VI, dont il avait été détaché depuis 1979 . Il y restera jusqu’à sa retraite en 2010, puis en tant que professeur émérite jusqu’en 2014 . Un cancer du pancréas le contraint alors à ralentir son rythme de travail, même s’il continue à participer à des congrès . Hospitalisé à partir d’octobre, il décède le jour de Noël 2014 .
Louis Boutet de Monvel a profondément marqué de son empreinte la théo- rie des équations aux dérivées partielles linéaires, celle des fonctions de plusieurs variables complexes et l’analyse globale sur les variétés, unifiant dans ses travaux ces trois domaines traditionnellement distincts . Les problèmes qu’il aborde trouvent principalement leur origine en analyse, mais les techniques qu’il déploie pour les résoudre combinent algèbre, géométrie algébrique, topologie, géométries symplec- tique et analytique complexe, et leurs applications concernent également la physique mathématique .
Un thème récurrent des travaux de Louis Boutet de Monvel est le théorème de l’indice, dont il étend progressivement le domaine de validité : D-modules dans un cadre relatif, opérateurs de Toeplitz dans un cadre équivariant . Les opérateurs de Toeplitz sont d’ailleurs le deuxième thème majeur de ses recherches, à l’interface entre analyse microlocale et analyse complexe : Louis écrit avec Victor Guillemin un livre fondateur sur leur analyse spectrale . Il applique cela à l’étude des propriétés asympto- tiques du laplacien . Comme sous-produit du calcul symbolique pour les opérateurs de Toeplitz, il obtient l’existence de star-produits sur toutes les variétés symplectiques, un fait qui ne sera redécouvert que trois ans plus tard par les spécialistes . En cher- chant à comprendre l’analogue complexe de ce résultat, il obtient une classification complète des star-produits sur le fibré cotangent d’une variété complexe . Parmi ses autres travaux importants, citons ceux sur les opérateurs pseudo-différentiels à carac- téristiques multiples, son théorème de plongement des variétés CR, et son étude avec Johannes Sjöstrand des noyaux de Bergman et de Szegö, plusieurs fois complétée par la suite .
Ses travaux ont valu à Louis Boutet de Monvel le prix Ernest Déchelle de l’Aca- démie des sciences en 1979, le prix UAP en 1990, le prix de l’État de l’Académie des sciences en 2003 et en 2007 la prestigieuse médaille Émile-Picard, décernée par l’Académie des sciences tous les quatre ans . Il était « Foreign Honorary Member » de l’American Academy of Arts & Sciences depuis 2012 .
Je voudrais conclure cette notice sur un ton un peu plus personnel . J’ai croisé le chemin de Louis en 1977, lorsque le groupe N . Bourbaki dont Louis était membre depuis 1971 m’a coopté . Nous nous y sommes côtoyés jusqu’en 1991, année de ses cinquante ans . Nous avons pendant ces quatorze années passé près de quarante semaines ensemble, tant dans le cadre grandiose du château d’Azay-le-Ferron que dans les chambres d’étudiants spartiates d’un centre de biologie marine à Luc-sur- Mer, ou dans le chalet familial de sa grand-mère à Cordon .
Certains membres du groupe pouvaient être qualifiés de grandes gueules, bien qu’aucun d’eux n’ait à cet égard concurrencé Jean Dieudonné (1924 s) . D’autres étaient plus discrets, voire taiseux, et Louis était de ceux-là . Ce n’était que par un léger bougonnement que l’on apprenait qu’il désapprouvait le point de vue adopté dans une rédaction lue à haute voix .
Il arrivait qu’une question mathématique se pose . La discussion s’animait alors, chacun lançant ses idées, pas toujours suffisamment étayées pour résister aux critiques . L’attitude de Louis tranchait sur les autres . On lui voyait d’abord faire une moue ébahie comme un enfant à qui on aurait posé une question saugrenue, écarquiller les yeux, passer et repasser la main dans ses cheveux frisés, se frotter la moustache, remonter ses bretelles, se gratter le crâne, puis entrer dans une sorte de transe léthargique qui indiquait le début d’une réflexion intense, émettre des borbo- rygmes lorsqu’il était près du but, et finalement prononcer quelques mots sibyllins, que tous avaient du mal à décrypter tant ils étaient concis, mais qui apportaient une solution complète à la question posée .
La vivacité intellectuelle et la profondeur de Louis étaient fascinantes, d’autant qu’elles allaient de pair avec une réserve et une modestie inhabituelles, doublées parfois d’un humour caustique . Conscient de sa valeur, il ne cherchait pas à en faire étalage . Il était toujours bienveillant avec ceux qui étaient moins rapides que lui, partageant généreusement ses idées et distillant ses explications même lorsque tout lui paraissait évident . Il eut une trentaine d’étudiants, notamment Bernard Helffer et Gilles Lebeau (1974 s) .
Louis Boutet de Monvel fut un grand mathématicien . Mais il me laisse aussi le souvenir d’un être exceptionnellement sensible, attachant et ouvert .
Joseph OESTERLÉ (1973 s)