ZOULIM Clarisse - 2007 l
ZOULIM (Clarisse), née à Nantes (Loire-Atlantique) le 27 août 1987, décédée à Paris le 17 avril 2016. – Promotion de 2007 l.
Clarisse Zoulim, décédée prématurément à l’âge de vingt- huit ans, laisse un souvenir ébloui à ceux qui l’ont connue .
Née le 27 août 1987 à Nantes, elle vécut une enfance heureuse auprès de ses parents, Anne-Catherine et Nord Zoulim, et auprès de sa sœur aînée, Constance, nourrie de ses racines bretonnes et berbères, dans un milieu ouvert et cultivé . Durant ses études au collège Albert-de-Mun, puis au lycée Stanislas, elle se distinguait déjà par une grande liberté d’esprit, un caractère passionné et rebelle, qui lui valurent des situations conflictuelles avec la direction de ces deux établissements . Elle s’intéressa à la Seconde Guerre mondiale, s’enthousiasma pour l’art de l’Égypte antique, pour le cinéma expression- niste allemand, toujours avide de découvrir d’autres manières de vivre et de penser . Brillante élève, mais farouchement indépendante, elle conserva un rapport de défiance vis-à-vis de l’institution scolaire, qui perdura au cours de ses études supérieures .
Pendant ses années de classe préparatoire au lycée Henri-IV, elle noua d’indéfec- tibles amitiés, dans le cadre scolaire et au-dehors . Elle fut reçue à l’École normale supérieure au concours AL en lettres modernes en 2007 . Elle commença ensuite des études de philosophie à l’ENS et à Paris-I, écrivit un mémoire de master 1 sur le bon sens chez Bergson sous la direction de Frédéric Worms (1982 l) . Elle put exprimer son goût pour la comédie et le cinéma dans le film Gwendoline et les zombies, pour lequel elle hanta les couloirs du 45, rue d’Ulm.
Par la grâce d’une rencontre, elle se prit d’intérêt pour l’Angleterre et pour sa littérature, et partit faire un master de philosophie à University College London en 2009-2010 .
Nous la rencontrâmes l’année suivante, en préparant avec elle l’agrégation de philosophie dans une atmosphère particulièrement chaleureuse . Clarisse Zoulim était appréciée de tous ses condisciples . Elle s’exerçait avec pugnacité mais aussi avec une grande inquiétude . Toujours autonome, Clarisse appréciait cependant le travail en commun et nous gardons d’excellents souvenirs de l’entraînement collectif aux leçons . Son travail et l’éclat de son intelligence lui valurent d’être reçue première à l’agrégation, avec une trentaine de points d’avance sur le second .
Forte de cette culture en philosophie classique, elle s’orienta vers l’ancien problème des relations de l’âme avec le corps, envisagé à nouveaux frais grâce aux apports de la philosophie anglo-saxonne contemporaine, des sciences et de la médecine, afin d’approfondir les notions de conscience, de représentation et d’esprit .
Elle rédigea un mémoire de master 2 intitulé « La notion d’introspection dans la philosophie de l’esprit contemporaine » sous la direction de Jocelyn Benoist (1986 l) . Ses recherches s’inscrivaient dans une problématique nouvelle, qu’on commençait à appeler alors « phénoménologie cognitive » . La philosophie moderne, depuis Descartes, entretient un rapport équivoque à l’idée de « pensée » . D’un côté, elle en fait un usage très général, suivant lequel relèverait de la « pensée » tout état qui, d’une façon ou d’une autre, est conscient, donc possède une « phénoménologie », au sens que les auteurs anglophones accordent à ce mot : en d’autres termes, est éprouvé qualitativement d’une certaine façon . De l’autre, « penser » continue à être employé pour se référer distinctivement à certaines activités cognitives supérieures, telles que « juger », « raisonner », par opposition à « percevoir » ou « éprouver une émotion » . En ce deuxième sens du terme, il n’est pas si clair que « penser » « ait une phénoménologie » . « Penser » en ce sens restreint « fait-il » quelque chose, en tout cas quelque chose de distinctif ? Telle était la question sur laquelle travaillait Clarisse Zoulim.
Son mémoire de master débouchait sur une position éminemment critique, plai- dant tout à la fois pour la complexité, l’hétérogénéité, et pour le caractère minimal de la phénoménologie de la pensée, s’il y en a une . La réflexion proposée témoignait déjà d’une grande maturité et d’une grande originalité dans le champ actuel, refu- sant les fausses évidences « phénoménologiques » sur lesquelles est souvent fondée la présente philosophie de l’esprit, sans pour autant renoncer à l’ambition d’élaborer une philosophie de l’esprit positive . Sa clarté, sa radicalité ferme et modeste à la fois impressionnèrent Jocelyn Benoist et Christian Bonnet devant lesquels elle soutint son mémoire .
Elle commença d’enseigner l’année suivante, comme lectrice à l’université d’Oxford, à St Catherine’s College et Wadham College, où elle participa à différents séminaires et conférences, tout en écrivant, publiant et traduisant des articles . Elle apprécia autant l’enseignement et les étudiants qu’elle en fut appréciée .
De retour à Paris, elle s’engagea dans une thèse sous la direction de Jocelyn Benoist, dans la continuité de son travail de master 2 . La mort l’a empêchée d’accomplir ce qui, selon son directeur de thèse, aurait été une œuvre importante de philosophie de l’esprit, de nature à modifier l’espace de la discussion . Tout en ayant intégré une exigence critique wittgensteinienne qui l’éloignait des mythes fondateurs de la philosophie de l’esprit contemporaine, elle ne voulait nullement renoncer, contrairement à son directeur, à définir positivement les différentes fonctions de la vie mentale, et si possible, l’esprit . Il en résulte, dans ce qu’elle a pu faire, une philosophie de l’esprit allégée, dégraissée de ses représentations métaphysiques, et par bien des côtés, hypercritique . La thèse vers laquelle elle se dirigeait était qu’il y a bien une forme de « phénoménologie de la pensée » – contrairement à ce que, par exemple, penserait Wittgenstein –, mais que celle-ci a un caractère à la fois composite, instable et tout à fait minimal : toutes sortes de choses viennent s’entremêler dans ce que nous sommes spontanément tentés d’interpréter comme le vécu de ce que nous appelons « penser » et, si on peut y isoler quoi que ce soit comme une constante, alors, tendanciellement, il s’agit de cette subvocalisation – ébauche de parole non émise – qui semble plus ou moins continûment accompagner nos réflexions . Ainsi son travail promettait-il, en dernière instance, de donner un sens nouveau, tout à fait concret et empirique, à la vieille idée suivant laquelle « penser, c’est parler » .
Caractéristique de son approche, et de son rapport à la philosophie en général, était qu’elle ne séparait jamais l’analyse conceptuelle de la recherche empirique . Elle avait acquis une vaste culture en psychologie et en neurosciences, qu’elle mobilisait opportunément dans son enquête conceptuelle sur la pensée et son vécu . Si une adresse définie devait pouvoir être trouvée pour la pensée dans la réalité et dans l’expérience, ce à quoi Clarisse Zoulim n’a jamais renoncé, cette adresse devait, pour elle, nécessairement être empirique . Ainsi, son programme en philosophie de l’esprit était-il indissociablement un programme de recherche psychologique .
Durant ses années de thèse, elle enseigna à Paris-I, donnant notamment des cours sur la perception, et sur la pensée et les concepts, suscitant un réel enthousiasme chez les étudiants .
Soucieuse d’agir dans la société civile et de combattre l’injustice, Clarisse Zoulim s’engagea également comme bénévole pour Amnesty International à partir de 2013 . En femme de cœur, avec sa gentillesse et sa discrétion naturelles, elle vint en aide au quotidien tant à ses proches, en leur insufflant son énergie phénoménale, qu’à des inconnus dans le besoin, en les soutenant matériellement . Elle se sentait très proche de l’engagement de Simone Weil (1928 l) .
Elle effectua divers périples en Asie en solitaire . Ces voyages ne lui permirent pas seulement de découvrir le monde et d’aller à la rencontre des autres, mais son expérience en Thaïlande, en particulier, fut aussi la matière de textes romanesques . Clarisse Zoulim a en effet beaucoup écrit dans des carnets, mais elle n’a guère eu le temps de publier ces textes .
D’une curiosité insatiable, elle poussa toujours plus loin l’exploration du monde dans sa complexité socio-économique et anthropologique . Elle réfléchit et écrivit notamment sur la question du genre, sur une philosophie politique alternative, sur l’écologie en lien avec le développement, sur la génétique et sur les neurosciences, sur l’histoire de l’Occident, ne la limitant pas à la Grèce antique, mais l’étendant jusqu’en Inde .
Elle mena également, à travers un vaste champ de lectures, une quête spirituelle qui la conduisit à s’intéresser aux textes juifs, aux mystiques chrétiens, aux maîtres soufis, comme aux traditions hindouistes et bouddhistes.
On diagnostiqua à l’été 2015 une maladie de Lyme qu’elle aurait contractée en 2014 . Tardivement identifiée, trop mal connue, cette pathologie la frappa très violemment . Clarisse mit toute son énergie à lutter contre la maladie, collectant toutes les informations disponibles et les divulguant sur les réseaux sociaux . Elle le fit non seule- ment pour elle-même mais aussi pour tous les autres patients atteints de Lyme, qui se trouvent trop souvent incompris du corps médical et délaissés par les autorités publiques . Une fois malade, elle choisit de ne voir que ses parents et sa sœur, qui l’entourèrent étroitement et furent témoins de son courage exceptionnel dans la souffrance . Mais le désespoir finit par l’emporter en Clarisse, à mesure que se dégradait son état de santé, aggravé par des traitements inefficaces aux effets secondaires très lourds . Elle choisit de se donner la mort le 17 avril 2016.
Cette mort brutale frappa de stupeur ceux qui l’ont connue . Ils savent quel était son amour de la vie et l’intensité qu’elle mettait à toute chose . Clarisse Zoulim était un être hors du commun, avec toutes les difficultés que rencontre une personne extraordinaire pour vivre dans une société qui, par nature, promeut la normalité .
Antoine ROGÉ (2007 l), Hélène VUILLERMET (2004 l) et Tiphaine GROSSE (2007 l)