BUSER Pierre - 1941 s

BUSER (Pierre), né à Strasbourg le 21 août 1921, décédé à Paris le 29 décembre 2013. – Promotion de 1941 s.


À la fin de ses études secondaires au lycée Kléber à Strasbourg, Pierre Buser dut quitter l’Alsace, avec sa mère et sa sœur en octobre 1939 ; il rejoint alors le lycée Saint-Louis replié à Tournon (Ardèche) . Entré à l’École normale supérieure en 1941, il s’engage dans l’armée en 1944, pour rejoindre l’École interarmes de Cherchell en Algérie ; il sera rendu à la vie civile en 1945 .

Entré à l’ENS avec l’étiquette de physicien, Pierre Buser opte cependant pour la biologie, au grand dam du directeur de l’École d’alors, l’excellent physicien Georges Bruhat (1906 s), mort en camp de concentration en 1945 . Ce choix sera décisif, il fournit une clé pour comprendre sa démarche scientifique ultérieure : sa formation de physicien explique son intérêt constant pour les mécanismes biophysiques élémen- taires, mais son goût prononcé pour l’analyse des systèmes intégrés est fidèle à son orientation initiale vers la biologie .

Pierre Buser commence sa carrière d’expérimentateur à l’Institut du Radium où, sous la direction d’Antoine Lacassagne, de Jean-André Thomas et de Raymond Latarjet, il prépare son diplôme d’études supérieures sur le cancer expérimental . Ce ne sera qu’après son agrégation (1946) et sa nomination comme assistant de travaux pratiques au PCB1, qu’il eut la chance d’être accueilli par le directeur de l’Institut Marey, le futur professeur au Collège de France, Alfred Fessard, pour se consacrer à l’étude des centres visuels primaires chez des vertébrés inférieurs, poissons, batraciens et oiseaux .

Pierre Buser analyse les distributions spatio-temporelles des réponses électriques évoquées par la stimulation directe du nerf optique ou par la stimulation lumineuse de l’œil, recueillies au moyen d’électrodes fines insérées au travers des différentes couches du toit optique . Il décrit, notamment dans le lobe optique du pois- son-chat, une réponse relativement lente et de grande amplitude dont la polarité s’inverse lorsque l’électrode passe des régions dorsales aux régions ventrales du toit optique . Le niveau précis de cette inversion peut être prédit de façon rigoureuse si l’on tient compte de la structure histologique de ce centre . S’appuyant à la fois sur ses propres résultats électrophysiologiques et sur les données anatomiques, Pierre Buser pense : « parvenir à lier la lenteur des potentiels des réponses postsynaptiques à une particularité architectonique du centre, c’est-à-dire au grand développement des structures proprement dendritiques des neurones mis en jeu » . Telle est la conclusion, d’une remar- quable modernité, de sa thèse doctorale, conclusion qui s’avérera très féconde dans la compréhension des bases neurophysiologiques de l’électroencéphalogramme .

Soucieux d’approfondir ses connaissances en anatomie cérébrale, il fait un séjour postdoctoral dans un des laboratoires des plus prestigieux à l’époque dans ce domaine, le laboratoire d’Oskar et Cécile Vogt, l’Institut für Hirnforschung und Allgemeine dans la Forêt-Noire, près de Neustadt . Après ce séjour en Allemagne, il part pour Los Angeles dans le laboratoire dirigé par le professeur Horace W . Magoun ; il en revient profondément marqué par l’approche pluridisciplinaire du cerveau que ce laboratoire privilégiait déjà et qui répondait si bien à ses propres attentes .

À son retour, il est nommé professeur au PCB où il enseigne la biologie ; il enseigne également la psychologie expérimentale à l’Institut de psychologie de l’université de Paris . À l’Institut Marey, il entreprend, en collaboration avec Mme Denise Albe- Fessard, l’enregistrement des activités intracellulaires des neurones du cortex cérébral du chat . Ensemble, ils réussissent, pour la première fois semble-t-il dans l’histoire de la neurophysiologie du cortex cérébral, à mesurer le potentiel de membrane de ces neurones corticaux, probablement les cellules pyramidales, et à décrire l’hyperpolari- sation membranaire qui fait suite à des stimulations somatiques périphériques .

Vers la même époque, impatient de former une équipe indépendante au sein de l’Institut Marey, il accueille sa première collaboratrice, Arlette Rougeul, dont nous reparlerons plus loin . Celle-ci vient préparer une thèse de médecine . Désireux de reprendre ses études sur le toit optique des vertébrés inférieurs, il propose à sa nouvelle élève d’étudier les trajets visuels chez le pigeon . Ils firent ensemble trois découvertes importantes . D’abord qu’il existe une voie visuelle non croisée au niveau du chiasma optique, découverte qui contredisait l’idée unanimement acceptée à l’époque par les neuroanatomistes selon laquelle, chez les oiseaux, la décussation optique serait totale . Cette découverte suscita de nombreuses discussions chez les histologistes et ce ne sera que plus tard, avec le développement de nouvelles techniques de marquage des voies nerveuses, qu’elle finit par s’imposer . Ensuite, ils mettent en évidence des réponses visuelles ailleurs que dans le seul toit optique connu pour recevoir l’essentiel des afférences optiques, notamment dans le télencéphale et dans le cervelet . Enfin, dans le cortex cérébelleux, Pierre Buser et Arlette Rougeul, réussissent des enregistrements intracellulaires des cellules de Purkinje et sont les premiers à décrire des réponses qui seront, plus tard, appelées « complexes » et servent encore à les repérer par leur réac- tivité particulière à la stimulation des fibres grimpantes .

L’exploration intracellulaire permet d’analyser les mécanismes élémentaires ; cette approche caractérise l’une des deux stratégies fondamentales que peut adopter celui qui cherche à comprendre le fonctionnement du cerveau . Ces deux stratégies, Pierre Buser les décrit ainsi : « l’une qui se cantonne dans une interprétation fine des signes complexes de l’activité centrale, en fonction des phénomènes biophysiques identifiés et connus, l’autre, qui voit dans ces manifestations des intermédiaires nécessaires, intervenant comme liens de causalité dans les mécanismes complexes dont nous soupçonnons l’existence dans les centres » . De ces deux attitudes, l’analytique et l’intégrative, Pierre Buser, dès la fin des années cinquante, adopte définitivement la seconde en entreprenant une série d’études sur l’organisation topographique des aires corticales chez le chat . On connaissait déjà bien l’organisation des aires dites « primaires », celles où les afférences sensorielles, relayées par le thalamus, se terminent en traçant sur la surface corticale une carte précise de la disposition des récepteurs périphériques . Pierre Buser s’attaque résolument aux aires dites associatives qui, telle le gyrus suprasylvien chez le chat, sont réputées être « silencieuses », c’est-à-dire dépourvues d’activités évoquées par la mise en jeu, électrique ou naturelle, des organes sensoriels . Avec Pinchas Borenstein, neuropsychiatre à l’hôpital psychiatrique de Villejuif, et Jan Bruner, élève de Jerzy Konorski, directeur de l’institut de biologie Nencki de Varsovie, fraîchement arrivé à Paris, il entreprend l’étude des potentiels évoqués, surtout visuel et auditif, recueillis avec des électrodes de surface posées sur ces zones corticales associatives . J’ai eu la chance, en 1957, d’être associé à ce travail . Je me souviens encore de l’impression d’étrangeté que j’ai éprouvée lors de ma première rencontre avec le professeur Buser pour un entretien en vue d’un stage dans son laboratoire à l’Institut Marey . Titulaire d’une licence en philosophie et d’une licence en psychologie, je voulais aborder l’étude des relations entre le cerveau et les comportements (vaste programme !) en me plongeant véritablement dans ce qui ne s’appelait pas encore les neurosciences .

Il m’accepta après une longue conversation dans son bureau . J’étais comblé et conquis . L’immersion fut totale . Trois mois plus tard, Pierre Buser me convoque à nouveau dans son bureau et m’offre – sous condition – un poste d’assistant qu’il venait d’obte- nir pour la préparation du PCB . J’étais stupéfait ! Ma formation n’était pas adéquate, et la condition peu orthodoxe posée par ce directeur était que je m’engage à passer le plus rapidement possible une licence de sciences, indispensable pour que je puisse être titularisé dans ce poste . L’extraordinaire dans cette proposition, engager un étudiant littéraire sur un poste normalement réservé aux scientifiques, impensable aujourd’hui, c’est le pari qu’il fit en m’accordant une confiance peu commune . Il y a dans cette décision un trait décisif du caractère de Pierre Buser, celui de ne pas suivre les chemins balisés .

Après avoir démontré l’extension remarquable des activités auditives et visuelles sur une grande partie du cortex associatif, Pierre Buser s’interroge sur le caractère plurimodalitaire du cortex moteur . Une analyse des activités des neurones isolés par des microélectrodes extracellulaires établissent que des informations visuelles, acous- tiques et somatiques atteignent le cortex moteur et engagent les cellules pyramidales comme en témoignent les décharges d’influx recueillis au niveau du tractus pyrami- dal, synchrones des bouffées d’influx des neurones corticaux .

En 1961, Pierre Buser, nommé professeur dans la chaire de physiologie comparée de la faculté des sciences (professeur Alfred Jost), quitte l’Institut Marey et installe son laboratoire dans cette nouvelle faculté située sur le quai Saint-Bernard, dans l’an- cienne Halle-aux-Vins . Disposant de plus d’espace, il installe son équipe composée de ses premiers collaborateurs, Philippe Ascher (1955 s) et moi-même, tous deux assistants puis maîtres-assistants dans la chaire de physiologie comparée, Jan Bruner, chercheur au CNRS, et Arlette Rougeul, également chercheur au CNRS, qui devien- dra son épouse en 1962, avec qui il élèvera trois enfants, et qui restera sa collaboratrice pendant le restant de sa vie jusqu’à sa disparition en février 2010 .

Commence alors, avec le recrutement de nouveaux étudiants, une brillante carrière, enrichie de nouveaux programmes dont la description détaillée dépasserait le cadre de cette notice . Insistons néanmoins sur le fait que tous ces programmes ont été développés selon la ligne « intégrative » telle que Pierre Buser lui-même l’avait définie et que nous avons rappelée plus haut . Une simple énumération permet d’en saisir la cohérence . Après avoir étudié l’extension cérébrale des messages sensoriels, il aborde l’étude des modalités du contrôle exercé par le cortex, celle de la programmation de l’acte intentionnel, de l’organisation des rythmes locomoteurs, du pointage visuo- moteur vers une cible mobile, des mécanismes neurobiologiques de l’attention...

Pierre Buser aborde ces questions selon deux stratégies expérimentales, sur une préparation dite aiguë, sur une préparation appelée chronique . Selon la première, l’animal étudié est anesthésié (ou subit une section haute du névraxe selon une technique déjà utilisée par Sherrington) . Il applique toutes les techniques neuro- physiologiques alors disponibles, pharmacologiques, stimulations électriques ou lésions limitées ; il en développe de nouvelles, comme le refroidissement localisé par exemple, pour modifier de façon contrôlée, réversible ou non, l’activité neuronale dans des zones restreintes et déchiffrer ainsi la logique de l’architecture fonctionnelle des problèmes abordés . Cette stratégie s’est avérée très puissante .

Selon la seconde approche, la préparation chronique, Pierre Buser utilise des procédures classiques de conditionnement : l’animal éveillé, le chat en l’occurrence, apprend à exécuter un mouvement relativement simple, par exemple appuyer sur une pédale en réponse à un signal sensoriel, tactile, auditif ou visuel ou à une combinai- son de stimulations successives hétérogènes . Le moment où le signal est appliqué et celui où la réponse est donnée permettent de dater avec précision le début et la fin de la séquence comportementale étudiée . Cette technique n’était pas nouvelle, Pavlov l’avait développée dès la fin du XIXe siècle . Ce qui était novateur, au milieu de années cinquante, date du début de ces travaux qu’il entreprit, dans ses dernières années à l’Institut Marey, en collaboration avec Arlette Buser, était de combiner le contrôle d’un comportement appris avec l’analyse des activités électriques cérébrales recueillies grâce à des électrodes implantées à demeure dans le cerveau de l’animal . La procédure de conditionnement permet de combiner des variables psychologiques, mémoire, attention, discrimination sensorielle, prise de décision, etc . à des événements neuro- biologiques, potentiels évoqués globaux ou décharges de potentiels d’action unitaires, enregistrés dans des zones délimitées du cerveau . Cette approche s’est avérée très puissante . Elle a permis, notamment, de mettre en évidence des hiérarchies entre les divers centres de programmation et de commande de l’activité comportementale ; elle a révélé que cette organisation hiérarchique était radicalement différente selon que le geste est anciennement, ou récemment acquis, ou en cours d’apprentissage ; elle a montré que l’élimination de certaines structures (par exemple un certain noyau du thalamus) peut être sans effet lorsqu’elle est effectuée chez un animal bien entraîné, alors qu’elle interdit l’acquisition de cette performance . Bien d’autres découvertes mériteraient d’être décrites, l’espace nous manque . Je voudrais néanmoins citer une longue série d’expérimentations menée conjointement par Pierre Buser et Arlette Rougeul-Buser, série dans laquelle deux modes distincts d’attention ont été mis en évidence, l’attention « flottante », l’attention « focalisée » . Dans le premier cas l’ani- mal est dans l’expectation d’un événement qui a des chances de se produire, mais qui n’est pas certain, par exemple il sait qu’une souris pourrait sortir d’une cachette, mais il ne sait pas quand . Dans le second cas, l’animal est totalement immobile, figé dans une attitude de grande concentration, pendant une longue période, pouvant atteindre plusieurs secondes, voire quelques minutes, son regard est fixé sur un objec- tif, comme verrouillé sur une cible, par exemple une souris qu’il peut voir mais ne peut attraper . Ces deux états ne sont pas de même catégorie ; contrairement à ce que l’on pense souvent, ils ne sont pas voisins, le second achevant ce que le premier initie . Au contraire, ils diffèrent radicalement en ce qu’ils engagent des régions distinctes du cerveau, qu’ils mettent en jeu des systèmes neurochimiques différents et qu’ils s’expri- ment dans des activités corticales rythmiques singulières . Ces résultats acquis sur de longues années sont d’une grande importance en ce qu’ils distinguent clairement deux états mentaux généralement considérés comme voisins, différents en degré mais semblables dans leurs mécanismes sous-jacents . Ces travaux n’ont pas eu le succès qu’ils méritaient ; publier, faire de la publicité, revendiquer la priorité, ne sont pas les objectifs que poursuivait Pierre Buser ; il préférait s’en tenir, avec ténacité, discrétion et simplicité, à son propre travail .

Mais son activité ne s’est pas limitée à la seule recherche fondamentale . Pendant vingt-cinq ans, il a régulièrement collaboré avec un groupe de neurologues et neurochirurgiens à l’hôpital Sainte-Anne à l’établissement d’un atlas stéréotaxique du cerveau humain, l’Atlas de Talairach, classiquement utilisé aujourd’hui dans les blocs opératoires de neurochirurgie ou dans les laboratoires de neuroimagerie cérébrale .

Son action pédagogique a été considérable . Chef d’école incontesté, il a formé des générations d’étudiants, biologistes, psychologues et médecins, aux neurosciences à travers ses cours, ses ouvrages pédagogiques, l’organisation d’une grande formation doctorale, la direction d’un Institut des neurosciences à l’université Pierre-et-Marie- Curie . Il a contribué à l’essor de sa discipline par son travail rigoureux d’éditeur scientifique de nombreuses revues, fondamentales ou cliniques, par la rédaction, seul ou en collaboration, de nombreux ouvrages grand public .

Je ne puis terminer cette notice sans dire mon attachement de disciple fidèle et mon respect affectueux à celui qui a suivi toute sa vie une route difficile, à l’écart des modes passagères, car il existe bien des modes même dans les sciences les plus austères, avec la gravité, la modestie et l’ouverture d’esprit qui sont les marques des hommes de vérité .

Michel IMBERT,
professeur émérite à l’université Pierre-et-Marie-Curie,
Laboratoire des systèmes perceptifs, ENS, Paris

Note

1 . Certificat d’études physiques, chimiques et biologiques : ancienne filière universitaire préparatoire à la première année de médecine .