CHRISTIN Anne-Marie - 1962 L

CHRISTIN (Anne-Marie), née le 22 mars 1942 à Bône (Algérie), décédée le 20 juillet 2014 à Paris. – Promotion de 1962 L.


Après une enfance passée en Algérie, et une scolarité secondaire effectuée au lycée Hélène-Boucher, Anne-Marie Christin entre à l’École normale supérieure en 1962, où elle prépare avec succès l’agrégation de lettres classiques . « De ces années de formation l’institution retiendra seule- ment qu’elle a été reçue deuxième au concours d’entrée à l’École normale supérieure, qu’elle a consacré un mémoire de maîtrise à Baudelaire et Mallarmé, critiques de Manet, et une belle thèse à Eugène Fromentin [intitulée] « Fromentin ou les métaphores du refus : les récits algériens et leur genèse » rappelle sa collègue Bernadette Bricout . Mais ses amis se souviennent aussi d’une étudiante rieuse qui savait fort bien dessiner, faisait des croquis en cours de philologie, avec un talent qui lui avait déjà permis de se faire remarquer au Concours général de dessin . À l’ENS, elle formait un trio amical avec Annie Picherot Prassolof et Nicole Pilon Loraux . Et alors qu’elle préparait sa thèse sur Fromentin, elle édifiait discrètement une œuvre poétique à laquelle son directeur de thèse Pierre-Georges Castex fera référence le jour de la soutenance . Anne-Marie Christin avait des talents pluriels .

La chercheuse a ensuite accompli toute sa carrière à l’université de Paris-7 qu’elle rejoint en 1970, après un rapide passage comme assistante à la Sorbonne . Elle y crée en 1973-1974 une composante d’enseignement et de recherche sur le texte et l’image, qui fait aussitôt date, et soutient sa thèse d’État en 1975 . C’est aussi à cette époque qu’elle rencontre Philippe Clerc, artiste avec lequel elle fonde en 1974 la revue L’immédiate . D’autres rencontres l’ont marquée, notamment celles de « Marcel Jacno pour la typographie, Bernard Frank pour le Japon, Daniel Bouchez pour la Corée, Jean Laude pour la peinture et Klee, Henri-Jean Martin pour l’écriture et la typographie » . Il faudrait aussi citer celle d’Yves Bonnefoy qui lui propose de publier L’image écrite ou la déraison graphique chez l’éditeur Flammarion dans la collection « Idées et recherches » .

En 1982 elle créé officiellement le Centre d’étude de l’écriture, devenu en 2001 Centre d’étude de l’écriture et de l’image. Elle raconte, le jour de la remise de la Légion d’honneur, le contexte intellectuel de la création de ce centre pour lequel elle a tant œuvré au cours de sa carrière :

« C’est en 1982, date de son premier contrat de recherche, où le thème mis au concours par le ministère était « la communication audiovisuelle » et notre projet s’intitulait « Écriture et communication visuelle », que le Centre d’étude de l’écriture est né de manière officielle . Mais sa vraie naissance date en fait de 1970, année où les universités ont été créées . C’était une chance considérable qui était ainsi offerte aux jeunes chercheurs, et il est bien regrettable qu’elle ne se reproduise pas . J’ai choisi quant à moi de quitter la Sorbonne où j’étais assistante, pour Paris-7 et l’UER de Science des textes et documents – nom que s’est donné ce qui était en réalité le département de littérature française – pour une raison qui m’était particulière et qui n’avait rien de dogmatique (contrairement peut-être à certains aspects de la pensée de l’époque que reflète cet intitulé de « Science des textes et documents ») : Paris-7 était une université où les rencontres me semblaient possibles . »

Structure unique en France par son interdisciplinarité, aussi bien dans les aires géographiques concernées que dans les disciplines abordées – « un des lieux les plus novateurs dans le domaine de l’histoire et du présent de la culture graphique » affirmera Roger Chartier en 2014 – le CEEI a en effet accueilli jusqu’en 2008 une centaine de spécialistes qui ont collaboré à ses axes de recherche à travers séminaires, colloques ou publications collectives, et de nombreux étudiants . Anne-Marie Christin, devenue professeure d’université en 1983, quitte l’université Paris-Diderot en 2008 avec le rang de professeure émérite . Nommée chevalier de la Légion d’honneur, elle reçoit le 3 juillet 2014, dans la salle de l’université Paris-Diderot accueillant depuis peu la bibliothèque du CEEI, sa décoration des mains de Roger Chartier, professeur au Collège de France .

Ses recherches personnelles sur les relations entre image et écriture ont d’abord porté sur le peintre et écrivain Eugène Fromentin, à qui elle a consacré sa thèse de doctorat puis plusieurs éditions critiques . Elle a ensuite abordé l’étude des relations entre la figure et son support à travers des objets variés, touchant aussi bien à l’illus- tration qu’aux figures pariétales, à la typographie occidentale qu’au rôle du blanc dans la peinture extrême-orientale . Elle résumait en juillet 2014 cette trajectoire originale, mue par l’élan d’une rencontre avec la peinture :

« Les recherches que j’avais menées jusqu’alors m’avaient fait découvrir l’impor- tance de la rencontre dans la création littéraire au xixe siècle, où la peinture apparaît comme un véritable partenaire : rencontre de Fromentin avec l’espace du Sahara, qu’il ne voit plus comme un vide ou comme une absence à la manière romantique (ce en quoi il est vraiment novateur), parce qu’il est peintre et que pour un peintre le vide n’existe pas : il est nécessairement présence, celle de sa toile . Autre rencontre essentielle, naturellement, celle de Mallarmé, avec l’estampe et avec Manet, qui lui révèle la disparition élocutoire du poète . Mutation complète de la conception de la poésie, qui vient de la peinture » .

Tout au long de sa carrière, Anne-Marie Christin a mis son incomparable éner- gie au service d’enquêtes collectives, qui ont débouché sur une série de publications marquantes du CEEI, contribuant à renouveler en France l’étude des relations entre le texte et l’image : L’Espace et la lettre en 1977, Écritures, systèmes idéographiques et pratiques expressives et Écritures II en 1982, Écritures III en 1988, L’Écriture du nom propre en 1998, ou encore Histoire de l’écriture de l’idéogramme au multimédia en 2001 (édition augmentée en 2012, traduction en anglais, arabe et en japonais) .

Ses recherches individuelles des vingt dernières années ont été marquées par quatre publications principales : L’image écrite ou la déraison graphique (Flammarion 1995, réédité en 2001 et 2009) ; Poétique du blanc, vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet (Peeters-Vrin 2000 et Vrin 2010) ; L’invention de la figure (Flammarion, 2011) . Un autre volume en préparation, Par la brèche des nuages : les paravents japo- nais, reste à paraître chez Flammarion . De ces différents ouvrages dont il n’est pas possible ici de résumer la portée et la subtilité, soulignons avec Roger Chartier deux traits essentiels :

« D’abord, cette confrontation permanente, [...], avec les grands classiques des histoires de l’écriture, de la peinture, de la linguistique . De là, les dialogues critiques noués avec Barthes, avec Derrida, avec Panofsky . Avec Goody, aussi, puisque le titre [du] livre La Déraison graphique faisait une référence explicite à son livre, traduit sous le titre La Raison graphique (ce qui, d’ailleurs, n’était pas son titre en anglais, qui est The domestication of the savage mind) . [...] Un deuxième trait essentiel [...] est ce lien très rare entre une érudition minutieuse, un savoir extrêmement contrôlé, et une audacieuse ouverture sur une histoire de très longue durée (celle des hiéroglyphes et des écritures sumériennes, que vous abordez en prenant appui sur les travaux des spécialistes) et, aussi, sur des comparaisons permanentes entre des systèmes graphiques qui appartiennent à différentes civilisations » .

L’intérêt de chercheurs du monde entier pour ses travaux lui a d’ailleurs fait parcourir le globe . Ses travaux ont trouvé une résonance singulière en Asie (elle entre- tient avec le Japon une relation privilégiée et écrira même un Vues de Kyôtô en 1999), en Amérique du Sud et du Nord, mais aussi, singularité remarquable, dans plusieurs domaines disciplinaires généralement séparés : l’anthropologie de l’écriture, la sémio- logie de l’image, l’histoire de l’art . Elle organise plusieurs colloques internationaux interdisciplinaires parmi lesquels on retiendra le Forum international d’inscriptions, de calligraphies et d’écritures à la Bibliotheca Alexandrina (24-27 avril 2003, Égypte), les Journées franco-japonaises. La lettre et l’image : nouvelles approches à l’université de Paris-7 (18-19 novembre 2005) . Elle codirige à l’université d’Urbino le colloque De la calligraphie à l’imprimé. Pour une sémiotique de l’idéogramme (11-13 juillet 2005).

Membre de l’Academia Europaea, Visiting Fellow des universités de Kyoto et de Tokyo, membre du conseil d’administration du Centre de calligraphie de la Bibliotheca Alexandrina, Anne-Marie Christin a également été co-fondatrice et vice-présidente de l’Association internationale pour l’étude des rapports entre texte et image (IAWIS : the International Association of Word and Image Studies) de 1987 à 1993 . Elle est aussi à l’origine du premier Master interdisciplinaire européen Texte et Image avec l’uni- versité de Paris-7, Trinity College Dublin et la Vrije Universiteit Amsterdam, avant même la création du réseau Erasmus en 1987 . Membre du Conseil de direction stra- tégique de l’Atelier national de recherche typographique (ANRT), elle a participé à sa refondation en 2011 . Toujours soucieuse de transmission, elle a participé en 2013 aux journées organisées par l’Éducation nationale pour former les enseignants du secondaire à l’étude des relations texte-image (Quatrième rendez-vous des Lettres : « Les métamorphoses du texte et de l’image à l’heure du numérique – quand la litté- rature se donne à voir », novembre 2013, BNF) .

Quelques traits essentiels caractérisent pour finir le parcours d’Anne-Marie Christin : l’interdisciplinarité de ses travaux comme de ceux du Centre qu’elle créé en 1982 où se croisent historiens de l’art, de la littérature, de l’écriture, anthropologues, sémioticiens, linguistes, philosophes, musiciens, calligraphes, etc . ; sa capacité inéga- lée à faire interagir recherche et création – notamment dans des aventures éditoriales telles que la revue L’immédiate ; sa facilité à générer sur le long terme des travaux collectifs de grande envergure dont les ouvrages collectifs du CEEI témoignent, mais aussi à former de nombreux chercheurs passionnés qui ont aujourd’hui à cœur de transmettre et développer l’héritage intellectuel de cette chercheuse hors normes . C’est ce que vient de montrer tout récemment le colloque Écritures V organisé à l’Institut national d’histoire de l’art par ses anciens collègues et étudiants . Au même moment a pris place à la Bibliothèque universitaire des Grands-Moulins la création officielle de son fonds scientifique sous le haut patronage de la présidente de l’univer- sité Paris-Diderot . Gageons que les futurs étudiants et chercheurs de l’avenir pourront y lire la trace durable d’une pensée propice à ouvrir le regard, accepter le silence et susciter des rencontres fertiles sur les cils de l’écrit .

Violaine ANGER (1983 L),
Bernadette BRICOUT (1968 L),
Hélène CAMPAIGNOLLE, Philippe CLERC, Jean-Marie DURAND (1962 l),
Marianne Simon OIKAWA (1989 l) et les membres et amis du CEEI

Sources

Bricout, Bernadette, « Discours de Bernadette Bricout prononcé le 25 juillet 2014 aux obsèques d’Anne-Marie Christin, professeure émérite à l’université Paris-Diderot », 2014.

Chartier, Roger, « Discours de remise de la Légion d’honneur à Anne-Marie Christin par Roger Chartier le 3 juillet 2014 à l’université de Paris-Diderot », 2014 .

Christin, Anne-Marie, « Discours de réception de la Légion d’honneur prononcé par Anne- Marie Christin le 3 juillet 2014 à l’université de Paris-Diderot », 2014 .

Membres du CEEI, « Fiche wikipédia d’Anne-Marie Christin », 2014 .