DIÉNY Jean-Pierre - 1948 l

DIÉNY (Jean-Pierre), né le 4 août 1927 à Colmar (Haut-Rhin), décédé à Thonon-les-Bains (Haute-Savoie) le 3 mai 2014.− Promotion de 1948 l.


Premier janvier 1965, dans une immense salle du palais de l’Assemblée du Peuple, Zhou Enlai vient de passer pour souhaiter la bonne année aux « experts étrangers » en rési- dence à Pékin, accompagnés par des cadres et collègues de leurs différentes unités . Il a salué une beauté thaïlandaise, fille d’un prince communiste, et Sidney Rittenberg, un communiste américain des plus doctrinaires . Les mille convives peuvent attaquer le repas . On entend le cliquetis des baguettes, mais peu de conversations . C’est que pour les Chinois la bonne chère est encore rare, et que les deux cents étrangers qu’ils accom- pagnent parlent peu leur langue . Pourtant, une des tables voisines s’anime : on y parle, on y rit . Une brochette de cadres engoncés dans leur costume de lainage gris impeccable y écoute, les yeux écarquillés, le dialogue joyeux qui fuse entre les intel- lectuels de service dans leur mince veste de coton bleu délavé et un jeune Français à lunettes, les cheveux en brosse, vêtu d’un simple anorak à capuchon . À la manière des lettrés dans les banquets d’autrefois, Jean-Pierre Diény a lancé une joute poétique avec ses hôtes, ravis . Il suggère les rimes, les vers anciens se répondent dans un feu d’artifice .

Il est arrivé à Pékin le 9 novembre 1964, recruté par l’ambassade de Chine pour enseigner le français à l’Institut des langues étrangères de Pékin . Sa tante Marthe Diény, qui a été mon professeur d’histoire de prédilection au lycée Victor-Duruy, et celui de mes sœurs, nous a mis en relation . Il donne plus de vingt heures de cours sans intérêt pour lui . En excellent père, il partage avec sa femme le soin de leurs trois très jeunes enfants : il a peu de temps pour ses recherches . Mais si je le rencontre chez un des quatre bouquinistes que le régime autorise encore à Pékin, il me prodigue, sans compter, de précieuses leçons de bibliographie chinoise . Pour les jeunes sini- sants qui logent comme lui au caravansérail de l’Hôtel de l’Amitié, il est un puits de science, infiniment généreux, d’une modestie désarmante, plein de bienveillance et de délicatesse .

Jean-Pierre Diény est né le 14 août 1927 à Colmar, où son père, André Diény, infirme de guerre, était alors professeur agrégé d’histoire et géographie au lycée . Sa mère, Geneviève Stricker, appartenait à une famille protestante, francophile, de Mulhouse, peu épargnée pendant et après le premier conflit mondial . En ligne pater- nelle, sa famille, calviniste, était originaire de Montbéliard et occupée des choses de l’esprit . Son grand-père et son oncle étaient pasteurs . Outre sa tante Marthe, ses deux autres tantes étaient l’une musicienne, l’autre mathématicienne et la mère de son cousin Pierre Petitmengin (1955 l), longtemps bibliothécaire de l’École . Sa conviction protestante, très vive tout au long de sa vie, et les traditions familiales, lui inspiraient une extrême rigueur envers lui-même et dans toutes ses entreprises intellectuelles, un total désintéressement, en même temps qu’une bonté toujours très attentive envers ceux qui l’entouraient et un dévouement absolu à ses devoirs .

Au gré des nominations de son père, il fréquenta l’école primaire à Strasbourg, puis Versailles, commença le lycée à Henri-IV à Paris, passa l’année 1939-1940 à Rennes où ce lycée avait été déplacé, et acheva sa scolarité au lycée Lakanal de Sceaux . Il prépara le concours au lycée Henri-IV, et fut admis en l’École en 1948 . Il s’y plut beaucoup, y noua de fortes amitiés, notamment avec Jacques Brunschwig et Maurice Meuleau . Cependant, il rentrait en fin de semaine à Sceaux, « chassant » son cousin Pierre de sa chambre, que ce dernier occupait pendant la semaine pour fréquenter le lycée .

C’est, semble-t-il, à la bibliothèque de l’École, par la lecture de son fonds d’ouvrages sur l’art chinois, que s’éveilla l’intérêt de Jean-Pierre pour la Chine . Cette vocation fut affermie et fortement encouragée par Paul Demiéville . En effet, l’éminent sinologue, professeur au Collège de France, s’adressa par hasard à Jean-Pierre pour donner des répétitions à son fils Jacques . Il décela aussitôt chez le jeune normalien des talents rares et originaux, un esprit en affinité subtile avec le sien . Il se prit pour lui d’une étroite et vigilante amitié qui fut pour Jean-Pierre un constant soutien dans sa carrière et sa vie personnelle . Jean-Pierre en a laissé le témoignage dans sa notice sur la vie et l’œuvre de Paul Demiéville1 . Le portrait intellectuel qu’il trace de son maître et de sa relation vivante, profonde, avec la Chine est à beaucoup d’égards le sien .

Au début des années 1950, la scolarité à l’École ne durait que trois ans . Après avoir été reçu cacique à l’agrégation des lettres en 1951, Jean-Pierre fit un an de service militaire, puis enseigna au lycée Fustel-de-Coulanges à Strasbourg . Il aimait l’Alsace, mais la situation était peu favorable pour apprendre le chinois . Il put s’y consacrer entièrement et fréquenter l’École des langues orientales grâce à la Fondation Thiers, dont il devint pensionnaire en 1955 . En 1957, à la faveur d’un congrès sinologique à Marburg, il se lia avec une de ses camarades de Langues O’, Colette Patte (1924- 2013), fille du doyen de la faculté des sciences de Poitiers, férue de science chinoise . Ils se marièrent l’année suivante . Bien qu’elle se soit abstenue de solliciter un poste pour mieux veiller sur les enfants, Colette poursuivit des travaux érudits sur l’histoire des sciences en Asie orientale . Elle partagea intensément la passion de son mari pour la Chine et le Japon . Leur étroite connivence intellectuelle, sa douceur et son courage illuminèrent sa vie durant les recherches ardues de Jean-Pierre .

D’octobre 1959 à novembre 1962, Jean-Pierre fut pensionnaire à la Maison franco-japonaise, à Kyoto, puis à Tokyo . Il revint deux ans au CNRS avant son départ pour Pékin en novembre 1964 . En octobre 1965, grâce à l’accord d’échange de cher- cheurs signé avec la Chine et aux bons offices du conseiller culturel Marcel Girard (1938 l), qui obtint du Quai d’Orsay un subside complémentaire versé sur le reli- quat de l’indemnité des Boxers pour lui permettre de nourrir sa famille, Jean-Pierre devint boursier de doctorat à la faculté de chinois de l’université de Pékin . Chassé par la Révolution culturelle, il quitta Pékin en décembre 1966 pour s’installer à Hong Kong, où naquit son quatrième enfant, en réintégrant le CNRS comme attaché de recherche . Promu chargé de recherche, il rentra à Paris à la fin de septembre 1967, et fut élu directeur d’études à la IVe section de l’École pratique des hautes études en juin 1970 sur un poste nouveau intitulé « Histoire et philologie de la Chine classique », qu’il occupa jusqu’à sa retraite en 1997 .

La liste complète des publications de Jean-Pierre Diény figure à la fin d’un recueil de ses articles édité avec l’aide de ses disciples en 20122 . Une notice détaillée paraîtra sous la plume de son élève et successeur François Martin dans l’Annuaire de l’École pratique des hautes études, section des sciences historiques et philologiques, 20153 .

Jean-Pierre Diény a relevé l’immense domaine de la poésie ancienne, de la création et du langage poétiques chinois, singulièrement déserté par les sinologues français depuis les travaux controversés d’Hervey de Saint-Denys, professeur au Collège de France, mort en 1892 . Il s’est attaché inlassablement à multiplier les outils et les approches pour cerner au plus près, percer au plus profond l’univers poétique de la Chine, et à former de jeunes chercheurs aptes à étudier le vaste héritage de la Chine ancienne . Helléniste distingué, il adjoignit à sa connaissance vigilante des progrès occidentaux en philologie, linguistique et comparatisme littéraire, une maîtrise excep- tionnelle de l’érudition chinoise sur la langue, acquise essentiellement par lui-même, à la manière des lettrés chinois d’autrefois, par la lecture assidue, répétée, d’innom- brables textes et de leurs commentaires . Esthète et moraliste, il a poussé l’initiation jusqu’à l’art de la calligraphie, où il excellait, dans un style sobre et parfaitement équilibré . Au Japon, il apprit le japonais et noua des liens solides avec les meilleurs spécialistes, notamment Fukui Fumimasa, Yoshikawa Kôjirô et Kôzen Hiroshi . Il y devint le lecteur attentif et l’un des meilleurs connaisseurs et passeurs étrangers de la remarquable production savante des sinologues japonais sur la littérature et l’histoire de la Chine .

Par sa première publication, en 1960, une traduction de lettres familiales de Zheng Banqiao, un lettré artiste du xviiie siècle, original et sans fortune, il entrait de plain- pied dans une âme poétique . Il scrutait les exigences ardues, les doutes et les plaisirs qui, sous l’empire d’une longue tradition, gouvernaient vocation et création littéraires . Avec Les Dix-neuf poèmes anciens (1963), que les Chinois chérissent et dénomment depuis toujours « la mère de la poésie (classique) », il s’attaquait aux origines du sentiment poétique en Chine . Sa traduction surpasse ses prédécesseurs, mais plus encore son commentaire, qui sort du débat habituel sur l’origine des poèmes, leur date, l’identification des personnages et allusions, pour cerner leur originalité et les raisons de leur succès durable . Il s’appuie sur la masse des gloses et imitations qu’ont suscitées continûment pendant vingt siècles ces brefs pentasyllabes anonymes sur la séparation et la mort, pour mettre en évidence toutes les virtualités qui ont séduit les imaginations . Ces poèmes, composés selon lui par des lettrés du ier siècle de notre ère, ne sont pas une simple étape entre poésie orale des chansons populaires transcrites dans le Classique des vers (Shijing) et littérature poétique, ils opèrent une sorte de révolution littéraire par leur forme et leur philosophie . Ils savent exprimer les senti- ments communs de l’humanité, comme l’écrivait un critique chinois du xviie siècle, mais en voilant les sentiments et montrant les choses qui en deviennent les signes . Ils créent un genre poétique de style et d’esprit nouveaux, qui est le creuset de la poésie classique .

La préhistoire de cette innovation poétique est le sujet de Aux origines de la poésie classique en Chine. Étude sur la poésie lyrique à l’époque des Han (1968), dont l’érudi- tion pionnière vaut à Jean-Pierre Diény la médaille de bronze du CNRS en 1967 et le prix Giles en 1968 . Son exploration méthodique des sources littéraires et archéo- logiques sur la musique ancienne, intimement liée en Chine à l’expression poétique, montre le rôle essentiel de l’œuvre du Bureau de la musique (Yuefu), un service d’un millier de personnes, chargé par l’empereur Wudi des Han de collecter les chansons populaires et de les « travestir » en hymnes destinés aux nouvelles cérémonies reli- gieuses qu’il avait instituées ou en divertissements de cour . À Hong Kong, le milieu des sinologues chinois, particulièrement le grand érudit Rao Zongyi, a soutenu avec enthousiasme sa recherche . À Pékin, il a été déçu par une indifférence totale .

La consultation des ouvrages anciens lui est interdite, hormis une unique et brève visite à la Bibliothèque nationale . Il profite cependant du séjour pour s’instruire des travaux récents sur l’histoire économique et sociale de la Chine ancienne, et tire aussi de ses curiosités expertes de bibliophile et jeune père de famille un merveilleux ouvrage, traduit en plusieurs langues, Le monde est à vous. La Chine et les livres pour enfants (1971) .

L’enseignement à l’École pratique des hautes études lui permet de continuer à « apprendre la Chine » . Il forme nombre d’étudiants, les plus brillants sinologues de la génération suivante et beaucoup de jeunes Chinois, qu’il aide avec sollicitude . Il poursuit avec eux l’investigation systématique de l’histoire de la création poétique chinoise, dans un ample horizon comparatif, ancré sur un socle philologique rigoureux, la maîtrise d’un énorme corpus de textes chinois de toutes époques, sa vaste culture attentive au comparatisme, l’usage judicieux des théories de l’érudi- tion chinoise et japonaise autant que des avancées les plus récentes de l’histoire et de la critique littéraire . Il étudie longuement la première grande figure de poète, le redoutable Cao Cao (155-220), légendaire guerrier des temps chaotiques, et ses fils . Il publie beaucoup sur eux, dont la traduction intégrale des poèmes de Cao Cao (2000) . À partir du moment clé de la dynastie Han (206 av . J .-C . à 220 ap . J .-C), dont il a révélé les vraies originalités littéraires, il se penche sur l’esthétique, l’ima- ginaire, l’explication des dessous psychologiques et sociaux de la poésie, mais aussi sur les procédés historiographiques . Ses articles sur la définition des genres poétiques montrent qu’il ne s’agit point de « systèmes littéraires » fondés sur des règles, mais plutôt de styles, de modes d’imagination et d’écriture qui s’identifient par certains thèmes et images . Ce sont ces « motifs » qui remplissent la fonction de principe organisateur . D’autres travaux, dont Le symbolisme du dragon dans la Chine antique (1987), dressent le lexique de l’imagination littéraire chinoise – soleil, anneau de jade, phénix, dragon, nuage, montagne, loriot, mûrier, couleurs – et s’attachent aux déchif- frements contradictoires que ces images mythiques suscitent chez les lecteurs chinois, aux mots et connotations associés à la figure, à leurs mutations, pour finalement mettre en lumière dans leur essence les archétypes fondamentaux de l’imaginaire poétique classique .

Ses travaux ont renouvelé l’assise des études littéraires chinoises en France et fait école parmi les spécialistes étrangers . Son art de la traduction, de l’Anthologie de la poésie chinoise classique (1962) aux récits oniriques de Yuan Mei (2011), et ses articles lumineux dans dictionnaires et encyclopédies ont initié un large public à une connaissance sensible et précise de l’univers poétique chinois . Pourtant, indifférent au prestige, aussitôt après sa retraite, il passa des mois avec quelques disciples à mettre en ordre la bibliothèque de l’Institut des hautes études chinoises du Collège de France, travail de forçat dans la poussière, à ouvrir des cartons empilés depuis des décennies, à trier, classer, cataloguer, ranger les fonds, gagnant ainsi la reconnaissance éternelle des lecteurs présents et futurs . Il a légué la bibliothèque sinologique familiale à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg .

Il retourna un mois en Chine, en 1986, où il trouva des interlocuteurs plus ouverts qui entreprirent de traduire ses travaux en chinois . Il revint deux fois au Japon, en 1978 et 1987, toujours chaleureusement accueilli et publié par ses amis .

Ses dernières années furent cruellement assombries par le grand souci de la santé de son dernier fils et la maladie de sa femme, qu’il soigna avec un total dévouement . Colette s’éteignit en décembre 2013, Jean-Pierre la suivit de peu, le 3 mai 2014 .

Marianne BASTID-BRUGUIÈRE (1960 L)

Notes

1 . École pratique des hautes études. 4e section, sciences historiques et philologiques. Livret 2. Rapports sur les conférences des années 1981-1982 et 1982-1983, Paris, 1985, p . 23-29 .
2 .
Images et représentations du monde dans la Chine ancienne. Choix d’études (1962-2006),

Paris, Collège de France, Institut des hautes études chinoises, 2012, p . 641-650 : une quinzaine d’ouvrages, une soixantaine d’articles et de nombreuses recensions, qui souvent réécrivent les livres examinés . En ligne sur : http ://www .crcao .fr/IMG/pdf/Biblio_Dieny . pdf (vu 31/7/2015) .

3; Disponible en ligne : http ://www .openedition .org/2863 . Voir aussi les souvenirs person- nels du même auteur : « In memoriam Jean-Pierre Diény », Études chinoises, XXXIII-2, 2014, p . 7-10 .